top of page

Vertières, 18 novembre 1803 : Fin de la domination française en Haïti



ree


La bataille de Vertières constitue l’ultime affrontement entre les troupes françaises dirigées par Rochambeau et l’armée indigène commandée par Jean-Jacques Dessalines. Elle scelle la chute définitive de la domination coloniale française à Saint-Domingue et ouvre la voie à la proclamation de l’indépendance d’Haïti. Pourtant, une partie de l’historiographie — souvent marquée par une perspective euro centrée — tend à réduire la Révolution haïtienne à une simple « fille de la Révolution française », occultant les résistances antérieures qui ont nourri la conscience politique et les pratiques de liberté des populations opprimées. En mobilisant les travaux de George Eddy Lucien, Jean-Pierre Le Glaunec, Jean-Marie Théodat et d’autres auteurs, cet article propose une relecture critique de la Révolution haïtienne en soulignant son autonomie, son enracinement dans les traditions des marrons et amérindiens, ainsi que sa portée transatlantique.


Introduction

Le 18 novembre 1803, la bataille de Vertières oppose l’armée indigène de Dessalines aux forces françaises de Rochambeau. Cet affrontement décisif clôt un long cycle de guerre et accélère l’effondrement du système colonial français à Saint-Domingue. Malgré son importance historique, une partie des récits européens continue de présenter la Révolution haïtienne comme un simple prolongement de la Révolution française. Cette interprétation occulte les luttes antérieures, les stratégies marronnes, les soulèvements autochtones ainsi que les contradictions internes au régime colonial.

L’objectif de cet article est de réinscrire Vertières dans un cadre analytique plus large, mobilisant l’histoire sociale, la géographie humaine et la critique postcoloniale, afin de démontrer que la Révolution haïtienne constitue une révolution originale, autonome et profondément novatrice.


I. Les luttes antérieures : Un socle essentiel de la Révolution haïtienne


1.1. Résistances autochtones et premières contestations du système colonial

Dès l’arrivée de Christophe Colomb, les Taïnos s’opposent à la violence coloniale. La révolte du Bahoruco menée par le cacique Enriquillo constitue une résistance prolongée qui préfigure les pratiques marronnes et inaugure une tradition de lutte sur l’île. Ainsi, Saint-Domingue n’a jamais été un espace soumis : dès les débuts, la quête de liberté y façonne les dynamiques sociales et territoriales.

Dans Le lieu à l’épreuve de la complexité, Lucien (2023) montre que la géographie joue un rôle décisif : la montagne devient un espace de fuite, mais surtout un laboratoire social anticipant l’ordre nouveau. Il écrit : « La montagne est parfois une manière de construire un lieu avant-gardiste… appelé à fonder un espace humain et égalitaire » (p. 43). La géographie ne constitue donc pas un simple décor, mais un acteur du processus révolutionnaire. La fuite vers les mornes contribue à structurer intellectuellement et militairement ce qui deviendra la Révolution haïtienne.


1.2. Contradictions du pacte colonial et résistances esclaves

Le système de l’exclusif crée une dépendance totale de la colonie envers la métropole — commerciale, agricole, industrielle et politique. Ce modèle génère des tensions même parmi les planteurs blancs, fragilisant l’ordre colonial.

Le Code noir de 1685, qui réduit les esclaves au rang de « biens meubles » (art. 44), institutionnalise la déshumanisation. Cette violence structurelle suscite une résistance constante : empoisonnements, sabotages, avortements, insoumissions, fuites rurales et urbaines.

La rébellion de Makandal, active dans les années 1750, soit quarante ans avant 1789, démontre que les dynamiques révolutionnaires précèdent largement les événements français. Elle contredit donc toute lecture qui ferait de la Révolution haïtienne un simple dérivé de la Révolution française.


1.3. Vers une approche systémique de la Révolution

Le Professeur G. E. Lucien souligne que comprendre un phénomène historique implique de considérer ses dimensions sérielle (temps long), factuelle (événements), structurelle (systèmes) et symbolique (représentations).

Réduire la Révolution haïtienne au seul impact de 1789 conduit à effacer le « T-zéro » des résistances esclaves et à banaliser l’originalité du processus révolutionnaire haïtien.


1.4. Une révolution autonome inscrite dans une dynamique transatlantique

Jean-Pierre Le Glaunec rappelle que la Révolution haïtienne ne peut être interprétée comme la simple fille des révolutions française ou américaine. Elle constitue une révolution originale, enracinée dans les réalités de Saint-Domingue, nourrie par les traditions marronnes et insérée dans une dialectique transatlantique où les idées circulent, se transforment et se radicalisent.

Saint-Domingue ne reçoit pas les idées européennes : elle les dépasse et accomplit les promesses universelles non tenues par les révolutions occidentales, notamment l’égalité réelle et la liberté totale.


II. Vertières : un événement géographique, historique et géopolitique


2.1. Lecture géographique de Jean-Marie Théodat

Pour Théodat, Vertières constitue un « événement au sens plein », car il engage plusieurs échelles :

  • l’échelle nationale, avec la naissance de l’État haïtien ;

  • l’échelle insulaire, avec le basculement des rapports entre Saint-Domingue et Santo Domingo ;

  • l’échelle régionale, avec la transformation de la géopolitique caribéenne.

Selon lui, « une frontière entourée d’eau est une frontière fragilisée », ce qui explique la stratégie d’unification territoriale engagée par Toussaint Louverture lorsqu’il envahit la partie orientale de l’île pour y abolir l’esclavage.


2.1.1. Vertières et la chute du projet napoléonien

La défaite française met fin au rêve napoléonien d’un empire américain articulé autour de la Louisiane, de Saint-Domingue et des autres îles stratégiques de la Caraïbe. La vente de la Louisiane aux États-Unis en constitue une conséquence directe.


2.1.2. Vertières comme guerre de libération

Vertières inaugure une forme moderne de guerre de libération nationale, caractérisée par :

  • l’engagement populaire massif,

  • l’usage tactique de la guérilla,

  • la mobilisation du terrain (montagnes, routes, plaines),

  • la démoralisation systématique de l’adversaire.

La contradiction fondamentale de la France — nation des droits de l’homme et puissance esclavagiste — s’effondre à Vertières.


2.2. Vertières et l’entrée d’Haïti dans la modernité

Vertières marque la première victoire d’une armée d’esclaves contre une armée européenne. La défaite française est aggravée par la fièvre jaune, les rivalités avec l’Angleterre, l’épuisement logistique et l’expérience militaire des insurgés.

Le 1er janvier 1804, Dessalines proclame l’indépendance et restaure le nom autochtone de l’île : Haïti (« pays montagneux »). Ce choix symbolique consacre la rupture avec l’univers colonial.


2.3. La dette de 1825 : une contre-révolution juridique et économique

En 1825, la France impose à Haïti une indemnité de 150 millions de francs-or, réduite plus tard à 90 millions. Pour la première fois dans l’histoire, un peuple victorieux est contraint d’indemniser ses anciens oppresseurs.

Cette décision représente une véritable contre-révolution économique, diplomatique et symbolique visant à punir la seule révolution d’esclaves victorieuse du monde moderne.


Conclusion

Vertières ne constitue pas une simple bataille, mais l’aboutissement de plusieurs siècles de résistance. Comprendre la Révolution haïtienne dans toute sa profondeur — autochtone, marronne, géographique, symbolique et transatlantique — permet de saisir qu’elle ne saurait être considérée comme la fille des révolutions française ou américaine.

Elle est une révolution autonome, radicale, novatrice, qui accomplit les promesses universelles de liberté et d’égalité. Vertières marque ainsi l’entrée d’Haïti dans la modernité politique et la naissance du premier État noir moderne.


Sonick ESTIVÈNE : Étudiant finissant en Géographie (ENS) et en Droit (FDSE) à l'UEH.


Bibliographie


  • James, C. L. R. (1938, rééd. 1963). Les Jacobins Noirs.

  • Le Glaunec, J.-P. (2017). L’armée indigène : La Révolution haïtienne vue d’en bas. Montréal : Mémoire d’encrier.

  • Lucien, G. E. (2021). Le lieu à l’épreuve de la complexité : Appropriation et usages chez Joseph Anténor Firmin. Port-au-Prince : C3 éditions.

  • Madiou, T. (1847). Histoire d’Haïti. Port-au-Prince.

  • Théodat, J.-M. (2013). Haïti, une écologie politique. Paris : Karthala.



 
 
 

Commentaires


A propos de nous

Contactez-nous

Texte

édia

Faire un don avec PayPal

Suivez-nous

  • Facebook
  • Twitter
  • YouTube

© 2022 Média Texte

bottom of page