Le bal des miraculés
- elmano endara joseph
- il y a 2 heures
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Par un observateur las, mais pas dupe.
Haïti, ce pays où les accusés tombent en pâmoison dès qu’ils croisent le regard d’un magistrat. La scène est presque liturgique : une ex-mairesse millionnaire, toute-puissante, propriétaire de médias et d’entreprises florissantes, s’effondre, soudain, d’une faiblesse mystique au moment même où la justice tente de lui poser des questions. Rosemila Petit-Frère, symbole d’une ère d’impunité bénie d'Ariel Henry s’évanouit à plusieurs reprises pendant son audition. Miracle providentiel. Le juge a jugé bon. Elle devra se faire soigner avant de répondre. Voilà comment, en Haïti, la vérité se soigne à coups de perfusion et de diagnostic commode devant la barre. Bienvenue au bal des miraculeux !
Depuis plus de trois ans, le pays entier semble atteint de cette même maladie. Forme aiguë pour s'échapper ou malaise moral pou antre nan fistiwèl lajistis. Depuis l’avènement d’Ariel Henry — ce Premier ministre autoproclamé gardien de la stabilité des gangs — Haïti s’enfonce dans une torpeur institutionnelle d’une rare perfection. Trois années d’aphasie politique, où le pouvoir s’est exercé par communiqués, promesses et anesthésie générale. Trois années où les proches du pouvoir, miraculeusement enrichis, ont proliféré comme des champignons sur un cadavre d’État, Jovenel Moïse. Qui dit quoi? Qui pose des questions ? Où est le moindre droit de la reddition de comptes de la population ? En tout cas !
Sous Ariel Henry, le pouvoir s’est transformé en club privé : on y entre par recommandation, on s’y maintient par connivence. Rosemila Petit-Frère n’en fut qu’une pièce parmi d’autres d’un puzzle d’intérêts opaques comme Avoka pèp la. On y croise des entrepreneurs d’un genre nouveau — magnats de la sous-traitance publique, reines de la communication, experts autoproclamés en sécurité — qui, sous couvert de soutenir l’ordre, prospèrent sur le chaos.
La justice, elle, reste ce théâtre d’ombres à la taille de Krèk koko où les puissants se jouent des lois. Bèl ekspozisyon pwali. On ne parle plus d’audition, mais de chorégraphie : languette de démons. L’inculpé s’évanouit. Le commissaire s’incline. L’avocat s’indigne. La presse s’émeut. Fin du procès. Puis tout rentre dans l’ordre. La santé avant tout, mon garçon. On connaît la suite — transfert dans un « hôpital », puis silence administratif, puis oubli. Pendant ce temps, des centaines de détenus anonymes, eux, meurent dans les geôles du pays sans jamais avoir vu un médecin. Votre plateau coûte cher. Le juge n'en juge pas, trace votre chorégraphie, et puis l'oubli. Acquittement.
Mais voilà, Rosemila n’est pas n’importe qui cher ami. Millionnaire par fougue. Ex-mairesse d'une ville livrée sux griffes des gangs. Potentielle candidate au Sénat. Le destin lui sourit. Même dans la disgrâce. Comme d’autres avant elle — ces anciens ministres, directeurs généraux, et alliés d’Ariel Henry qui, du jour au lendemain, deviennent subitement malades, absents, ou en voyage médical prolongé — elle incarne la noblesse d’une République des immunisés. Boul pik.
Trois ans d’Ariel Henry, c’est aussi cela : un art consommé de la survie. Tandis que les gangs s’emparent de territoire. Les élites s’emparent de contrats. Tandis que les déplacés s’entassent sous des tentes. Les protégés du régime s’entassent dans des villas gardées. Tandis que la population réclame la justice face au CPT, on lui égorge plutôt d'des élections. Le pouvoir réclame des dons. Et les partenaires internationaux, naïfs ou complices, continuent de signer des chèques et de livrer du matériel — tout en feignant d’ignorer que rien ne bouge, sinon la fortune de quelques-uns.
L’ère Henry aura été celle du paraître. On y gouverne sans gouverner. On promet sans agir. On réforme sans jamais rien transformer. L’État s’effrite. Mais les conférences continuent. La misère explose. Les communiqués triomphent. Et dans ce décor d’effondrement, les figures comme Rosemila Petit-Frère apparaissent comme des icônes tragiques : révélatrices d’un pouvoir sans foi ni honte, où la justice devient un spectacle et la corruption, une vocation rache pwèl.
Qu’on ne s’y trompe pas mezanmi! Son évanouissement n’est pas un accident, mais un symptôme. Celui de la justice complice. Ce corps fragile. Incapable de supporter le poids des questions, symbolise l’État lui-même — ce grand malade sous perfusion, entretenu par la charité étrangère et les illusions locales des forces politiques publiques, est une réponse que la justice est impartiale et compatissante. Mais à l'envers. Ironie de plus.
Pendant que la population crie famine, la République s’évanouit. Et si Ariel Henry devait un jour être entendu par la justice de son pays, il est à craindre qu’il ressente, lui aussi, ce vieux malaise national devant le bal de la juste-tisse : celui d’un pouvoir qui ne supporte pas la vérité.
Haïti ne manque pas de malades. Mais elle manque terriblement de guérison. Guérir la justice d'abord si l'on veut faire pays.
Elmano Endara JOSEPH







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